Le Lorrain et le jardin anglais

par Laure Nermel

« Rigide et menaçant ». Voici les deux qualificatifs que Nietzsche aurait employés pour décrire un tableau du Lorrain. Lequel ? Cela, l’histoire ne le dit pas. Mais ce qui est certain, c’est que les toiles de Claude Gellée semblent susciter la plus vive émotion, ce qui est d’autant plus surprenant lorsqu’on sait que le philosophe allemand se plaisait à répéter qu’il n’aimait guère la peinture.

Claude Gelée, dit « Le Lorrain », est né au château de Chamagne en 1600. Troisième d’une famille pauvre de cinq enfants, Le Lorrain ne fera jamais de détour par la capitale. Sa formation artistique débute dès le plus jeune âge, alors que le petit Claude parcourt bois, champs et vallons de l’actuelle Moselle. Alors apprenti pâtissier, Le Lorrain quitte très tôt sa région d’origine pour se rendre en Italie. C’est en travaillant comme cuisinier auprès du maniériste Agostino Tassi (1566 – 1644) qu’il apprend à peindre. Il effectue un séjour à Naples entre 1617 et 1621 dans l’atelier du paysagiste Godefroy Walss. Le Lorrain ne revient que brièvement en France par l’Italie puis l’Allemagne (1625 – 1627) pour collaborer avec le peintre baroque Claude Déruet (1588 – 1660), afin de décorer  l’église des Carmélites. Il s’établit ensuite à Rome de façon définitive. Admirateur d’Annibal Carrache (1560 – 1609), il acquiert peu à peu son propre style dans lequel  le travail sur la lumière et les effets atmosphériques auront un rôle majeur.

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Annibal Carrache, La fuite en Egypte, 1603, huile sur toile, 122 x 230 cm, Galerie Doria-Pamphilj, Rome

Le Lorrain reçoit d’abord des commandes du pape Urbain VIII. Après sa rencontre décisive avec Nicolas Poussin (1594 – 1665), il peint de nombreux ports imaginaires et des paysages de ruines à l’architecture néo-classique. La plupart représentent une scène de crépuscule, baignée par la lumière rasante d’un soleil couchant situé dans la ligne de fuite de la composition et placé à hauteur d’oeil. C’est à cette époque qu’il produit ses scènes d’embarquements (Port de mer au soleil couchant  1639, Ulysse remet Chryséis à son père 1644, Le débarquement de Cléopâtre à Tarse 1642). A partir de 1645, le Lorrain puise son inspiration dans les sources antiques ou bibliques. La lumière de ses tableaux devient plus uniforme et paisible (Marine avec Apollon et la Sybille de Cûmes entre 1645 et 1650, Mariage d’Isaac et Rebecca 1647, L’embarquement de la reine de Saba 1648). Les scènes de pastorale semblent directement issues des Géorgiques de Virgile. Vers la fin de sa carrière, la palette du Lorrain se charge de nuances argentées et ses titres endossent une portée plus symbolique (Paysage avec Tobie et l’ange 1663, Paysage avec Enée chassant sur la côte de Libye 1672).L’artiste meurt de la goutte en 1682, avant d’être inhumé à Rome dans l’église Trinita dei Monti.

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Embarquement de la reine de Saba, Claude Géllée dit « Le Lorrain », 1648, huile sur toile,149 x 194 cm, National Gallery, Londres

 

Entre onirisme et poésie, la mise en lumières des toiles du Lorrain accorde au paysage une place prépondérante, alors qu’il sert de simple cadre à une scène biblique ou mythologique. La référence littéraire n’est qu’en réalité un prétexte à l’expérimentation picturale. Ainsi, même les personnages du premier plan sont de petite taille.

La reconnaissance du Lorrain outre-Manche est telle que les Britanniques le désignent simplement par son prénom, « Claude ». Ce dernier devient rapidement synonyme d’esthétique du pittoresque. Au XVIIIème, l’expérience de la beauté de la nature remet en cause les valeurs du rationalisme célébrées par les Lumières. La notion de picturesque est introduite par l’artiste et essayiste William Gilpin en 1782 dans un manuel de tourisme qui préconise aux voyageurs d’admirer le paysage anglais selon les principes de cette esthétique naissante[i]. Le picturesque se situe à la charnière entre le beautiful (le beau) et le sublime. Ces deux concepts définis par l’essayiste Edmund Burke (1729 – 1797) dans son traité A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas on the Sublime and the Beautiful (1757) posèrent les jalons de la sensibilité préromantique en Grande-Bretagne. Selon Burke, les deux concepts répondent à des critères bien différents. L’expérience du beau provient de la contemplation de la belle forme, il suscite des sentiments agréables et apaisants. En revanche, l’expérience du sublime est considérée comme trop imposante et ne peut par conséquent que provoquer que terreur et épouvante. Le motif typique du sublime, c’est l’image d’un spectateur debout au bord d’une falaise escarpée, tel  le modèle de dos du Voyageur au-dessus de la mer de nuages.

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Caspar David Friedrich, Voyageur au-dessus de la mer de nuages, 1817 – 1818, huile sur toile, 94,4 x 74,8 cm,  Kunsthalle de Hambourg

Contrairement à l’idéal prôné par Burke, la variété et l’irrégularité de la campagne anglaise, ses phénomènes météorologiques changeants et les ruines deviennent les poncifs du pittoresque. Il ne faut pas inspirer au spectateur l’horreur et la fascination, mais le charmer, lui plaire et même le surprendre[1]. Le picturesque devient un idéal typiquement local afin de faire concurrence aux règles classiques de la pastorale adoptées par les Maîtres français et italiens. Selon William Gilpin, les toiles du Lorrain et le Lake District (Nord-Ouest de l’Angleterre) sont particulièrement propices à l’expression du pittoresque. Les artistes préromantiques anglais parcourent cette région et peignent sur le motif grâce au miroir noir (aussi appelé « miroir du Lorrain »). Cet accessoire légèrement convexe teinté au noir de fumée leur permet de réaliser des esquisses rapides d’un site donné en dissolvant les tonalités, présentant ainsi un cadrage optimal de la scène isolée de son contexte, ensuite retravaillée en atelier.

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L’homme au miroir noir, attribué à Thomas Gainsborough (1727-1788), British Museum

A la fin du XVIIIème siècle, la « querelle du pittoresque » fait rage en Angleterre. Nombreux sont les  peintres et philosophes qui préfèrent la grandiose esthétique du sublime louée par Burke à l’idéal du picturesque qui suppose une mise en scène du spectateur. Les tableaux du Lorrain présentent une version idéalisée de la nature, ce que les paysagistes britanniques tentent de recréer en aménageant leurs jardins comme une composition picturale. Le jardin à l’anglaise se développe en effet depuis le début du XVIIIème siècle. Son modèle se répand progressivement en Europe, si bien que sa vogue surpasse celle du jardin à la française.

A travers la réalisation des jardins de Versailles, le Nôtre, influencé par la peinture classique, avait déjà imposé les règles de l’art floral et paysager. Or, leur symétrie excessive fut considérée en Grande-Bretagne comme trop révélatrice de la domination de l’homme sur la nature. Des paysagistes anglais tels que William Kent (1685 – 1748) et Capability Brown (1716 – 1783) recherchèrent l’harmonie des coloris et des volumes, ainsi que l’effet de profondeur inspiré de la technique du repoussoir établie par le Lorrain : ce ne sont plus les allées rectilignes qui organisent la composition, mais l’utilisation de bosquets d’arbres en bord de sentiers qui entraînent le regard du promeneur vers l’horizon. Ce dernier a donc l’impression de contempler une nature vierge de toute intervention humaine, alors que l’English landscape garden requiert une organisation méticuleuse de la part du paysagiste, ainsi qu’un entretien régulier. Le domaine de Stourhead (Wiltshire), classé au patrimoine des sites historiques du National Trust, demeure à ce jour l’un des exemples les plus célèbres du jardin à l’anglaise conçu à partir des paysages imaginaires du Lorrain.

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Notes :
[1] Eighteen century collections online : http://quod.lib.umich.edu
[i] William Gilpin dans Observations on the River Wye, and Several Parts of South Wales, etc. Relative Chiefly to Picturesque Beauty; made in the Summer of the Year 1770

Sources : www.culture.vosges.fr, Encyclopédie de l’Agora, www.larousse.fr, Musée du Louvre, Wikipédia